Le 30 juin 2017, l’AFP fait circuler un reportage illustré – qui cite Un Désir d’Humain – concernant le cas inouï d’un homme marié et père d’une adolescente ayant « imposé » une poupée de silicone à la maison. C’est la première fois que j’entends parler d’un cas aussi extrême. L’épouse accuse le coup : elle se sent rabaissée au rang de simple femme de ménage. L’époux, lui, ne s’occupe plus que de sa poupée bien-aimée. Il faudra que j’aille le rencontrer lors de mon prochain séjour au Japon : jusqu’ici, les propriétaires étaient des célibataires (hommes ou femmes). L’achat d’une poupée avait la valeur d’un signal fort à mi-chemin entre l’invocation d’une présence aimante, le renoncement au modèle dominant de la réussite et la déclaration de guerre au système qui accule une frange croissante de personnes au célibat. Pour Masayuki Ozaki, cité dans le reportage, la poupée devient un moyen d’humilier l’épouse et à travers elle les femmes (injustement) désignées comme coupables de la crise que le Japon traverse actuellement…
Bien que cet usage paraisse nouveau, il ne l’est pas vraiment : la poupée reste fondamentalement un élément de langage, utilisé pour « dire » quelque chose aux autres. Contrairement à ce que le journaliste explique, il ne s’agit pas de remplacer des humains par des objets. Il s’agit de communiquer avec les humains sans l’aide de mots. Pour le dire plus clairement : la love doll est l’équivalent d’un T-shirt marqué « No Futur ». Une façon ostentatoire de faire passer le message.
Il est regrettable que le « message » de Masayuki Ozaki ne soit traduit qu’en termes bruts : sous des dehors provocateurs, il est riche de significations et de contradictions qui auraient mérité une analyse plus fine. Encore une fois, les médias font le choix du spectaculaire et préfèrent monter des microphénomènes en « tendances lourdes », flirtant avec la désinformation et la morale bon marché. Que penser, par exemple, de ce sous-titre : « Déçus par les femmes et leur «égoïsme», de plus en plus d’hommes craquent pour des versions artificielles« . Faux. La réalité c’est que le marché de la love doll est relativement saturé au Japon : il s’en vend 5 fois moins que dans les années 2000, car ces objets ne concernent qu’une catégorie marginale de la population (entre 0,009 et 0,007%). Le cas de Masayuki Ozaki est l’exception. Une exception révélatrice, oui. Mais il faudrait cesser de dire que les love doll « sont populaires parmi les veufs, les handicapés et d’autres personnes qui cherchent en elles un réconfort. » Ca, c’est le mensonge marketing tel qu’il a été mis en place par la firme Orient Industry dans les années 1980-1990 pour justifier la production des love doll. Je me répète peut-être mais… NON, le profil des utilisateurs ne correspond pas à celui des hommes en manque qui se consolent par dépit ou par défaut avec une poupée. Il faudrait que le message passe : la poupée n’est pas un substitut d’humain. La poupée est un message crypté envoyé aux humains, un code, un signal, un moyen de contester l’ordre.
La dépêche de l’AFP a été reprise ici : dans LE MATIN (quotidien suisse), dans 20 MINUTES (gratuit suisse), sur la TRIBUNE DE GENEVE, dans Le Parisien, L’Est Républicain et dans d’innombrables revues anglo-américaines : Daily mail, The Sun, Wild941, Straitstime, Face Punch, etc.
Dans les versions anglo-saxonnes, tout ce qui concerne ma recherche a été supprimé et une phrase rajoutée : « As Japan struggles with a plummeting birthrate, a growing number of men – known as ‘herbivores’ – are turning their backs on love and traditional masculine values for a quiet, uncompetitive life« . Traduction : au Japon, les hommes sont des égoïstes démissionnaires qui, refusant de participer à l’effort de reproduction national, se réfugient entre les bras des poupées parce que elles, au moins, sourient quand ils rentrent du travail. Il est affligeant de lire, encore et toujours, la même stupide antienne, profondément marquée par le méconnaissance de la réalité japonaise… saluée par des salves de commentaires racistes et haineux (voir ici sur Times lives).